CHAPITRE 1er
Préliminaires
A l'occasion de quelques recherches sur l'ancienne baronnie de Thuillières et sur l'antique abbaye d'Etival, j'ai été amené à étudier deux voies romaines assez importantes. L'une et l'autre laissent voir, un peut partout, des voies secondaires, venant se greffer sur ces deux grandes lignes, sans compter certaines artères de la voierie impériale, qui coupent celles dont je me suis plus particulièrement occupé.
La principale voie, faisant l'objet du présent Essai, est celle de Langres à Strasbourg. Elle rencontre sur son parcours les voies de Lyon à Metz par Besançon et Corre ; de Bâle à Metz et de Schlestadt à Metz.
La seconde est celle de Corre (Haute-Saône) à Charmes (Vosges) ; elle n'est, somme toute, qu'une ligne transversale reliant les voies de Besançon et de Bâle à Metz.
Au fur et à mesure que l'occasion s'en présentera, je signalerai, à grands traits, les tronçons secondaires qui viennent aboutir sur l'une ou l'autre des deux voies étudiées plus spécialement. Nombre de ces rameaux ont eu jadis une réelle importance et maintenant encore montrent des traces romaines parfaitement reconnaissables, mais qui tendent de plus en plus à disparaître, par suite des développements et des perfectionnements apportés à la voierie moderne.
N'oublions pas que jusqu'au XVIIème siècle, du moins en Lorraine, la seule voierie qui ait existé, est celle-là même que les Romains ont établie à travers leur vaste empire. Sans doute l'époque mérovingienne et le moyen-âge ont tracé quelques chemins d'un pagus à l'autre, d'un village à l'agglomération d'à côté, d'un bourg aux hameaux circonvoisins ; mais la grande voierie n'est pas l'uvre du moyen-âge. La féodalité, par le fait même de son organisation, était incapable d'entreprendre uvre demandant unité dans le gouvernement pour réaliser l'unité d'ensemble.
L'administration féodale était trop morcelée ; chaque baronnie, chaque seigneurie était un état trop minuscule ; chaque alleu, chaque fief était trop étranger l'un à l'autre ; bien plus, chaque partie de seigneurie était placée sur des domaines souvent éloignés, trop éparpillés à travers un pays, pour qu'il fût possible d'entreprendre une grande uvre de voierie.
La féodalité ne possédait pas même, dans ses rouages administratifs, les premiers agents voyers. Elle a utilisé les solides chaussées établies par un gouvernement plus fort, plus homogène, mais n'en a pas créé. Elle ne les a même pas entretenues régulièrement ; tout au plus chaque seigneur prescrivait-il à ses manants, dans quelques plaids annaux, d'une façon intermittente, la réparation ou l'entretien sommaire des seuls chemins jadis construits sur l'étendue de sa seigneurie.
Jusqu'au XVIIème siècle, il n'y a donc eu d'autres voies de communication que les vieilles levées du Haut Empire, les chemins créés par les voyers romains.
Mais la guerre de Trente ans ayant transformé la Lorraine en un vaste désert, les broussailles ayant envahi la plus grande partie des campagnes, les anciens Hauts chemins ayant disparu plus ou moins au travers des friches et des bois, le duc Léopold porta ses soins vers la voierie. Il défendit la destruction et le dépavage des anciens chemins encore subsistants, il chercha les moyens de rétablir les communications à travers ses deux duchés de Lorraine et de Bar, et d'assurer la sécurité aux voyageurs et aux commerçants
En conséquence, au début du XVIIIème siècle, le duc fit jeter, sur l'étendue de ses duchés, les grandes lignes de la voierie moderne et entreprit d'immenses travaux qui ont été continués et quelquefois, au XIXème siècle, rectifiés. Ses ingénieurs utilisèrent fréquemment ce qu'ils trouvèrent encore des antiques levées ; aussi n'est-il pas rare de rencontrer, sur nos "vieilles routes" ou sur nos routes actuelles, les débris des pavages anciens. Assez souvent aussi ils abandonnèrent les tracés de Rome, soit que ces tracé eussent disparus sous la pioche des défricheurs , soit que le côté technique et pratique leur parût défectueux, soit enfin qu'à la suite des transformations sociales et des nouveaux besoins publics, créés par la série des siècles, ces tracés n'eussent plus leur raison d'être.
Dès lors quelques chemins romains furent définitivement délaissés ; les uns depuis ont été défoncés, envahis en mains endroits par la culture et ne font plus deviner leur emplacement et leur structure que par des traînées de pierrailles à travers les campagnes, ou quelques tronçons perdus ici et là, comme des anneaux d'une chaîne rompue ; les autres encore conservés, mais non entretenus, sont bordés de buissons, de longues haies ou de pierriers et servent de vieux chemins ruraux pour le "défruit" des finages environnants.
Ce sont ces tronçons épars qui aident à combler les lacunes, ces chemins ruraux plus ou moins reconnaissables qui facilitent les recherches et permettent de retrouver soit les artères principales, soit les ramifications des voies secondaires. Maintes fois il me sera possible grâce à ces jalons, de me guider, à travers les Vosges, sur les voies de Langres et de Corre, partant de signaler, au passage, diverses voies venant y aboutir, ou faisant avec elles carrefour ou "quatre chemins".
Quand on a lu certaines "Etudes" qui ont eu la prétention de traiter ex professo la question des voies romaines dans les Vosges, lorsque, muni de renseignements soi-disant positifs, on se met personnellement en campagne, pour retrouver sur terrain les voies signalées, l'on est fort embarrassé, pour ne pas dire absolument désorienté par les travaux d'archéologues en chambre. Parfois la vraie voie romaine se trouve à plusieurs kilomètres des endroits indiqués . Heureux encore si les "Quatuor viri viarum curandarum", les agents des points et chaussées de Rome, n'ont pas donné à la voie cherchée une orientation complètement opposée à celle que les "savants" modernes veulent bien lui attribuer !
Dans mes recherches, plus d'une fois j'ai été induit en erreur ; c'est pourquoi j'ai cru bon, il m'a semblé utile de serrer davantage les jalons jusqu'alors posés sur les deux voies que j'ai dû étudier. Peut-être mon travail, qui a déjà exigé des recherches longues et parfois fatigantes, aidera-t-il quelques bonnes volontés. En appelant des rectifications, peut-être amènera-t-il des indications complémentaires capables de fixer définitivement, dans les Vosges, le passage des voies de Corre à Charmes et de Langres à Strasbourg. Enfin, les quelques détails rapides qu'il m'est permis de donner, dans des notes, permettront sans doute de signaler plus tard un vaste réseau de voies et de dresser une carte assez complète de la vicinalité romaine dans le département.
Si j'ose le dire, il est grand temps d'y aviser. Bientôt les derniers vestiges auront disparu et cette reconstitution, déjà si difficile aujourd'hui, deviendra impossible. On pourrait peut-être s'en consoler si elle ne présentait qu'un intérêt rétrospectif, c'est-à-dire de second ordre. Mais elle en présente un de premier ordre pour l'histoire locale. Très fréquemment, les chartes du Moyen-âge mentionnent les voies antiques et hauts chemins , comme limites des donations faites aux maisons religieuses ; et leur étude offrira des difficultés inextricables à l'historien s'il n'a plus sous la main ce fil conducteur dans les obscurités du passé.
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CHAPITRE II
Voie de Langres à Strasbourg
§ I
Les anciens signalent les voies de communications entre Langres et le Rhin, mais sans donner de grands détails ; en tout cas aucun ne mentionne la voie de Langres à Strasbourg à travers les Vosges.
Strabon parle d'une voie venant d'Helvétie, franchissant le mont Jura pour atteindre Langres par la Haute Séquanie. Au pays des Lingons, dit-il, elle bifurque ; une branche se dirige vers le Rhin, l'autre court sur l'Océan
L'Itinéraire d'Antonin ne signale vers Strasbourg d'autre voie partant de Langres que celle qui conduit à Toul par Mosa et Solimariaca ; pour gagner Strasbourg il faut utiliser la voie de Reims à Metz par Tullum et Scarponam, puis recourir à la voie d'Utrech à Strasbourg par Divodurum (Metz) et Pontem Sarvix (Sarrebruch)
Le graphique, dit Carte de Peutinger marque deux voies partant de Langres pour aboutir au Rhin. L'une arrive à Strasbourg par un immense circuit. Elle n'est autre que la grande levée de Langres à Metz par Mosa, Noviomagus, Tullum. De Metz elle franchit la chaîne des Vosges par Tres Tabernae (Saverne) et arrive à Argentoratum (Strasbourg).
Evidemment cette voie n'est pas celle qui fait l'objet de la présente étude, pour la simple raison qu'elle n'est pas la communication directe de Langres à Strasbourg. Le légionnaire qui a fait le tracé des étapes militaires entre Andumatunum et Argentoratum par Mediomatricum, devait avoir dans l'esprit que "tout chemin conduit à Rome", mais sûrement était brouillé avec la ligne droite. Somme toute la carte de Peutinger nous ramène au circuit indiqué par l'Itinéraire d'Antonin.
La seconde voie, signalée par le même graphique comme sortant de Langres pour atteindre au Rhin, est assez confusément tracée, par Besançon, Mandeure, à travers des localités actuellement inconnues, ou à peu près. Tout ce qu'il est permis de penser c'est que cette voie n'est pas la voie directe sur Strasbourg ; elle ne peut même y conduire qu'en utilisant la grande ligne qui, de Bâle, traverse toute l'Alsace. Tout au plus peut-on penser que cette seconde voie de la carte de Peutinger conduit le voyageur de Langres à Bâle. Peut-être représente-t-elle l'artère, indiquée par Strabon, d'Helvétie à Langres par la Haute Séquanie.
Le P. Jacques Vignier essaie de jalonner la voie de Langres à Strasbourg, mais il le fait trop rapidement et d'une manière inexacte. "Après avoir passé la Marne, dit-il, au pied de Langres, il faut tirer à Andilly... de là à La Marche... où se trouvent des médailles et autres restes d'antiquités romaines, spécialement près de la commanderie d'Aureille Maison... Puis l'on passe à travers la Lorraine par des endroits qu'on ne m'a pas spécifié. Une autre branche de ce chemin, pris quasi en sa tige, conduit à Neuilly l'Evêque, puis à Avrecourt, Récourt, Montigny, Choiseul et paraît tirer à Mirecourt, d'où enfin elle se rend au Rhin .
On verra que ce jalonnement contient du vrai et du faux, mais surtout de la confusion et du vague, en tout cas ne dit rien de précis sur le tracé en territoire vosgien.
A son tour Jolibois, numérotant les voies romaines sur l'étendue de la Haute-Marne, dit :"XII° La route de Strasbourg traverse les territoires de Peigney, Neuilly, Dammartin, puis, inclinant légèrement vers le sud, elle va sous le château d'Aigremont et sort du département dans la direction de Colmar . Elle existe encore de Langres à Dammartin. XIII° Enfin, de la route de Strasbourg se détachait entre Neuilly et Andilly un embranchement sur Bourbonne par Saulxures et Damrémont. Ce grand chemin existe encore jusqu'à Saulxures et on le retrouve à la sortie de Damrémont
L'abbé Grassot signale trois voies d'après les recherches de Pistollet de S. Ferjeux. "La voie de Langres à Strasbourg passant entre Bannes et Orbigny-au-Mont se dirigeait par Avrecourt, Frenoy, Lamarche. Une autre se détachait de la précédente entre Bonnecourt et Récourt, passait entre Choiseul et Merrey et allait rejoindre au-delà de Germainvillers la voie de Bourbonne à Pompierre. Enfin, une troisième, sortant de la jonction des deux précédentes entre Récourt et Rançonnières, allait par Saulxures et Damrémont à Bourbonne
A son tour, A. Lacordaire, dissertant sur Bourbonne-les-Bains, dit que cette ville, par sa position "commandait à la fois les routes romaines, a) de Langres à Luxeuil par Corre et Jonvelle ; b) de Langres à Strasbourg qui avait un embranchement partant d'Andilly ou de Saulxures et venant aboutir à Bourbonne ; c) de Besançon à Bourmont et Grand par Voisey, Bourbonne, Serqueux, Aigremont où elle coupait la route de Langres à Strasbourg ; enfin, d) celle qui, partant de Bourbonne, gagnait la Lorraine par Ainvelle, Isches, etc. Cette dernière faisait suite à une autre, venant sans doute de Châlons, qui passait par Fayl-Billot et conduisait à Bourbonne par Laferté, Guyonvelle et Coiffy .
Tels sont les exposés des auteurs haut-marnais sur le tracé de la voie de Langres à Strasbourg dans leur département ; comme on le voit, il n'y pas accord parfait entre eux.
Trouve-t-on mieux chez les auteurs vosgiens ? Hélas ! sur toute l'étendue de notre département, on trouve peut-être plus mal encore. Le premier, croyons-nous, qui ait parlé de la voie de Langres, est Mangin . Mais il n'en parle qu'incidemment et la signale uniquement sur trois points. Selon lui, elle vient de Lamarche, se voit à la crête nord de Provenchères-les-Darney et se retrouve au passage du Madon, près du moulin de Solinval, à l'est de Mattaincourt.
Jollois en a parlé, mais simplement en la jalonnant par des points de repaire, sans la tracer avec précision. Il a laissé à d'autres le soin de combler les lacunes.
Voici d'ailleurs en quels termes s'exprime l'auteur des Antiquités remarquables du département des Vosges : Elle entre dans le département à Lamarche, passe à la source du Mousson, près de Martigny, traverse les territoires de Monthureux-le-Sec, Remoncourt, Valleroy-aux-Saules. Elle franchit le Madon au-dessus de Mattaincourt. On la retrouve ensuite à Haéville (sic), dans le bois de la Pitroye. De là elle monte à Beaucamp, vis-à-vis Vincey... Cette voie romaine descendait ensuite dans la vallée de la Moselle, qu'elle traverse entre Portieux et Châtel. On la retrouve encore dans la partie la plus élevée du bois de Zincourt, à un kilomètre et à l'est de ce village, dans le bois de Domèvre-sur-Durbion, jusqu'au bois de Pétard, où faisant un angle presque droit, vers le nord, elle passe derrière la ferme dite la Seigneurie et se dirige sur Rambervillers, en passant par les bois de Bacheménil (sic) et Moyemont .
"De Rambervillers cette voie suit la montagne de Répit, sur laquelle on a trouvé les vestiges d'un ancien camp romain... La voie romaine, qui nous occupe, à partir de Repit, descend dans la vallée de la Meurthe, presque vis-à-vis Saint-Blaise et va rejoindre, près de Raon-l'Etape, une route qui traverse la forêt et les champs de Deneuvre. Elle descendait dans la prairie un peu au-dessus de la verrerie de Baccarat. On a suivi cette dernière route depuis une espèce de môle que l'on aperçoit dans la Meurthe, quand les eaux sont basses et que l'on regarde dans le pays comme un reste de pont romain, jusqu'assez avant dans la forêt.
"La voie de Repit ainsi réunie à celle que nous venons de signaler, passe derrière Raon-l'Etape et suit la rive gauche de la Plaine. La nouvelle route de la vallée de Celles jusqu'à Raon-sur-Plaine est établie sur cette antique voie romaine, qui se dirige à l'ouest du Grand Donon, où elle se confond avec la voie romaine, reconnue par Schoephling, dans la vallée de la Brusche..."
Après avoir ainsi donné, à grands traits, la voie de Langres à Strasbourg, dans la traversée du département des Vosges, Jollois ajoute quelques détails sur une voie que nous signalerons en note ; la voie du Bonhomme sur Colmar. Citons encore ses principales indications :
"La voie romaine que nous décrivons, avait, un peu au-delà de Rambervillers, un embranchement qui se dirigeait sur la montagne du Bonhomme. Mais ce n'est qu'à partir du village de La Salle que l'on en voit assez exactement le tracé, sur le flanc des Jumeaux... . De là l'embranchement se confond avec la route moderne jusqu'au hameau des Tiges où l'on aperçoit encore quelques vestiges . Il disparaît sous l'exhaussement du sol, dans la traversée de Saint-Dié et la plaine qui s'étend du hameau des Tiges jusqu'au dessus de Sainte-Marguerite. La voie reparaît alors. Elle monte par une pente assez douce à Remémont, Fouchifol et les Journaux. Elle longe la croupe méridionale de Scarupt jusqu'au bas de la ferme de la Capitainerie. A quelques pas de là elle décrit une courbe, pour gagner le revers d'une deuxième montagne, vis-à-vis la première, puis, tournant sur elle-même, elle reprend une direction parallèle à celle qu'elle suivait d'abord et qu'elle conserve jusqu'au col de la montagne du Bonhomme. Elle descend ensuite sur le versant de cette montagne et la redoute des Suédois, par un chemin creux, pour éviter une pente trop rapide, jusqu'à un angle rentrant, appelé la Basse du Haut. De là on la suite facilement jusqu'aux premières maisons du village du Bonhomme. On la retrouve enfin à Ribeaugerolle (sic) et au pont d'Anspach, d'où elle atteignait probablement Colmar" .
Telles sont les indications assez sommaires, fournies par Jollois, sur deux grandes lignes de la voierie romaine dans les Vosges.
Maud'heux a essayé de serrer de près l'ébauche de Jollois et, par certains dehors d'érudition, a fait autorité. Je ne connais personne qui jusqu'ici se soit inscrit contre la moindre de ses affirmations. Cependant que d'écarts il faut lui reconnaître, que de confusions l'on doit lui attribuer !
En effet, où Jollois s'en tient à des indications sommaires, Maud'heux précise et qu'arrive-t-il ? Ce qui devait arriver, du moment qu'il ne reprenait pas la méthode de Jollois, pour retrouver les traces de la voierie romaine. Celui-ci avait étudié sur place, l'autre, se contentant des notes d'autrui , engençait sa théorie, loin des lieux, au juger.
Ce que Maud'heux indique de la voie de Langres à Strasbourg, est trop souvent fantaisiste, mais surtout d'un décousu indéchiffrable . Ainsi faut-il deviner la voie où elle n'est pas, "N°1 voie du Donon", prendre ensuite un fragment du "N°8 voie de Baccarat à Arches", avoir une forte dose de bonne volonté pour la retrouver dans les divers tronçons qu'il dirige sur Portieux, N° 72e, 18 et 154e, enfin, tout à coup, N° 13, on la prend à l'eau "voie de Langres à la Moselle", juste où l'on ne peut la trouver "au-dessus de Charmes" , quand elle est entre Châtel et Portieux, au "Pas de Gugney". Enfin Maud'heux la conduit à tout hasard sur Langres par Florémont, Rugney, Bouxurulles, Vaubexy... Valfroicourt, Lignéville... où je défie les plus habiles géographes de la jamais découvrir, surtout au moyen des orientations méandriques de l'auteur.
Que l'on jette un simple coup d'il sur la carte de l'Etat-major, ou sur celle de l'Intérieur, on verra spécialement de Lamarche à Hymont, combien "le Mémoire très consciencieux de M. Maud'heux" fait fausse route.
Avec le jalonnement serré que je vais esquisser, et grâce aux désignations locales, voire aux "lieux-dits" que j'ai quelquefois rencontrés, chacun pourra plus facilement retrouver la voie qui nous occupe.
Pour ce travail je me suis aidé des cartes de Cassini, de l'Etat-major et de l'Intérieur, de quelques monographies, de plusieurs documents authentiques de ma collection ou des archives publiques ; j'ai consulté les habitants de certaines régions et surtout j'ai parcouru, j'ai examiné la partie du pays vosgien que traverse notre voie ; j'ai visité l'arête des Faucilles, les bassins du Madon, de la Moselle, de la Mortagne, de la Meurthe et de la Plaine à différentes reprises .
Enfin il faut remarquer que les titres anciens, notariés ou juridiques, qui sont amenés incidemment à mentionner les voies de facture romaine, les désignent sous les noms caractéristiques de Grands Hayes, de Voye, de Levée, mais surtout de Haut-Chemin. De là, jusqu'à la Révolution, le trafic, fait sur les "Hauts-Chemins", garda le nom suggestif de "Haut-Conduit".
Ceci posé, partons de Langres.
§ II
La voie de Strasbourg sort de Langres par le faubourg des "Franchises" , descend dans la vallée; traverse la Marne, remonte à pic la côte opposée et arrive sur le plateau, à l'est de Peigney. Le fort actuel, qui se rattache à la défense de Langres, a été construit à cheval sur la voie romaine. Elle a été utilisée par la route moderne entre Bannes et Orbigny-au-Val. Elle coupe alors un voie qui venant de Grosse-Sauve, sur la route de Langres à Besançon, passe par le nord des Loges, Montlandon, Montigny, Choiseul et arrive à Meuvy sur la grande chaussée de Langres à Toul, vià Neufchâteau, Soulosse, et ne se dirige pas sur Mirecourt, comme le prétend le P. Vignier .
En vue du bois Salican, la voie de Strasbourg va, en ligne à peu près droite, vers Neuilly-l'Evêque dont elle longe le cimetière, poursuit, toujours directement, du côté de Bonnecourt, qu'elle laisse à deux kilomètres à l'ouest. A ce point notre voie rend l'archéologue indécis, car elle offre trois directions qui, après de longs détours, viennent se rejoindre au nord de Frain, dans les Vosges ; libre donc à chacun de suivre ses préférences. Ou bien on admettra que la voie de Strasbourg passe à Lamarche ; ou bien on la suivra par Bourbonne-les-Bains et Isches, ou bien encore on l'admettra par Serqueux et Isches.
Pour donner le choix à chacun je vais suivre les trois embranchements que je rencontre près de Bonnecourt et à Dammartin.
Article 1er
Voie de Strasbourg par Lamarche
Laissant obliquer à l'est la voie
de Bourbonne, celle de Lamarche continue, à partir de Bonnecourt, à
tenir la direction du nord-est, passe à un kilomètre à
l'est de Récourt, traverse Avrecourt et arrive à Dammartin qu'elle
coupe pour pénétrer dans le hameau de Malroy. La carte Cassini,
après avoir pris la voie de Strasbourg au sortir de Langres, au faubourg
des Franchises, la conduit jusqu'à Neuilly-l'Evêque et l'y arrête
brusquement. Cassini ne reprend "la chaussée romaine" qu'à
Dammartin sur la route actuelle de Meuse à Bourbonne et la conduit par
Malroy jusqu'à Lamarche, en laissant Maulain à 2.000 toises au
nord-ouest, Parnot à 250 toises au sud et Fresnoy à 800 toises
au nord.
D'après ce tracé que la carte actuelle de l'Intérieur signale encore par fragments de chemins ruraux, la chaussée abordait la route moderne de Meuse à Lamarche, dès les premiers hectomètres, à l'entrée du bois de Fresnoy, mais la quittait aux approches de Lamarche, dans la Forêt du Seigneur, et descendait directement pour entrer en ville en face de l'ancien couvent des Trinitaires.
A Lamarche, la voie de Strasbourg coupe la voie de Besançon à Toul, venant de Blondefontaine, Fresnes-sur-Apance, Ainvelle, Isches et gagnant la grande levée de Langres à Toul au village de Graffigny, par Tollaincourt, Bleuvaincourt, Chaumont-la-Ville
Au sortir de Lamarche la levée de Strasbourg passe, en gardant sa direction du nord-est, au pied septentrional du Mont des Fourches. Notons en passant que la carte de Cassini signale les signes patibulaires de Lamarche au sommet du Mont-des-Fourches. Ce qui indique assez pourquoi ce monticule a reçu et gardé cette appellation significative.
La carte d'Etat-major, éditée au 50.000e, en 1888, indique la voie de Strasbourg comme "voie romaine" au sortir du Bois de la Fourrée, au point où elle pénètre sur le territoire de Martigny qu'elle laisse à deux kilomètres au nord. En pleine campagne notre route romaine coupe perpendiculairement une voie venant d'Ainvelle, Isches, Serécourt et se confondant au delà de la crête des Faucilles avec le chemin vicinal de Morizécourt à Martigny-les-Bains . Enfin, la voie de Langres atteint bientôt le chemin de Martigny à Frain qu'elle effleure sur un espace de trois ou quatre hectomètres pour, après un kilomètre, tomber entre Frain et Serocourt, sur la voie de Langres à Strasbourg, via Bourbonne.
ARTICLE II
Voie de Strasbourg par Bourbonne-les-Bains
De la bifurcation existant entre Bonnecourt
et Andilly, la voie de Strasbourg, par Bourbonne, fléchit à l'est,
atteint le Bois Marquis qu'elle traverse et parvient à quelques pas de
Saulxures ; après avoir prêté sa ligne, sur l'espace d'un
kilomètre, au chemin de Saulxures à Pouilly, elle incline de nouveau
à l'est, atteint Damrémont, comme l'indique Jolibois, et tombe
sur la route de Meuse à Bourbonne aux abords de la ferme Vergissant ou
Voirgisante, ainsi que le marque la carte de Cassini. De là à
Bourbonne elle cède sa structure à la route départementale.
A partir de Bourbonne, la voie, utilisée maintenant par la route de Lamarche jusqu'à la ferme d'Andoivre -ancienne grange de Morimond- se confond avec la voie de Bourbonne à Escles et Arches . Au sortir d'Andoivre, la route de Strasbourg continue vers le nord avec la route actuelle de Lamarche jusqu'au point où elle retrouve la troisième ligne, dont on parlera tout à l'heure, venant de Pouilly par Serqueux. Après un kilomètre et demi, au nord d'Andoivre, elle court sur Isches, monte à pic le village, montre ses hérissons devant l'église et se confond avec la voie venant de Blondefontaine sur Lamarche et Graffigny. A un kilomètre, au nord d'Isches, on rencontre la voie qui va de Besançon à Toul par Châtillon-sur-Saône, Fouchécourt, Lamarche, Graffigny . Près de la source du ruisseau Duronrupt, la voie de Langres à Strasbourg quitte les voies de Blondefontaine et de Châtillon, qui obliquent au nord-ouest sur Lamarche, et garde la direction du nord-est en suivant la crête des Faucilles. Elle passe à un kilomètre et demi de Serécourt qu'elle laisse à droite, à quelques hectomètres du Mont-Heuillon qu'elle longe à gauche, arrive sur le territoire de Morizécourt, où elle coupe la voie de Bourbonne à Martigny, par Ainvelle, Isches, Serécourt, dont j'ai parlé à l'article précédent. La carte de l'Intérieur, tirage de 1886, la nomme alors "Chemin des Romains de Langres", tandis que la carte d'Etat-major l'appelle simplement "Route de Langres". Elle passe, toujours sur le sommet des Faucilles, à deux kilomètres au-dessus de Morizécourt et de Frain, pour rejoindre entre cette dernière localité et Serocourt la voie de Langres, par Lamarche, que j'ai suivie dans l'article précédent.
ARTICLE III
Voies de Strasbourg par Pouilly
S'il faut en croire Jolibois et Lacordaire, c'est entre les deux tracés
que je viens d'indiquer, qu'il faudrait trouver la voie de Strasbourg. Depuis
Dammartin, c'est-à-dire sur le tronçon jeté vers Lamarche,
ils font fléchir la voie de Strasbourg et la dirigent au pied d'Aigremont.
On trouve en effet une route antique gagnant en ligne droite Pouilly, Beaucharmoy
et arrivant au sud d'Aigremont sur Serqueux. De là elle entre dans les
Vosges où l'on arrive à la route de Bourbonne à Lamarche
en atteignant à un kilomètre et demi, au nord d'Andoivre, la voie
de Bourbonne à Isches du tracé précédent, et l'on
continue ainsi jusqu'à Frain et Serocourt où l'on rencontre l'embranchement
venant de Lamarche.
Cet itinéraire par Serqueux a été signalé par Maud'heux (N° 11 1°), mais avec une certaine hésitation, au surplus avec une erreur. Après avoir admis la voie de Strasbourg par Bourbonne, il la fait remonter, via Serqueux, sur Lamarche par Mont et Oreilmaison pour la ramener du Mont-des-Fourches à Frain et Serocourt. C'est là un crochet énorme qu'il n'est guère possible d'accepter.
§ III
A partir des sources du ruisseau de Duronrupt, la voie de Strasbourg, via Bourbonne, forme "la vieille route de Mirecourt" jusqu'aux abords de Viviers-le-Gras.
Entre Frain et Serocourt elle part à travers champs, gardant sa distance approximative, de deux kilomètres, des villages de Marey, Gignéville, Viviers-le-Gras, Provenchères-les-Darney, Saint-Baslemont, Thuillières et Monthureux-le-Sec. Dans ce parcours elle traverse le Haut-de-Salins où elle coupe une voie venant, semble-t-il, de Bleurville et aboutissant directement à Contrexéville sans toucher à Dombrot-le-Sec laissé à l'est. A deux kilomètres du signal du Haut-de-Salins, la voie venant de Langres est abordée par une voie bien marquée sortant de Martigny-les-Bains en passant sous la côte du Haut-Mont. Enfin, en vue de Viviers-le-Gras elle est coupée par une autre voie venant de la Haute-Saône .
Au point précis où le chemin de Gignéville à Dombrot coupe "la vieille route de Mirecourt" sur le territoire de Viviers-le-Gras, la voie de Strasbourg quitte cette ancienne route, puis lance un rameau sur Vittel pour se relier aux voies de Grand et de Soulosse à Escles . Cela fait, elle continue sur la ligne des Faucilles, en bon état de conservation, garnie d'une double rangée de buissons, à travers champs, sous le nom de "Voie-de-Grésil".
En avant de Saint-Baslemont, la voie de Strasbourg est jointe par celle de Lyon, Besançon à Metz, qui, à Purgerot, a lancé une branche sur Graffigny pour former la voie de Besançon à Toul par Lamarche. L'espace d'un kilomètre, Strasbourg et Metz se confondent sur le finage de Saint-Baslemont, puis se séparent. La voie de Metz pique vers le nord en prenant le "Chemin des bourriques" pour tendre vers Sugènes , Domèvre-sous-Montfort, Bazoilles et Mirecourt ; celle de Strasbourg continue sur les Faucilles jusqu'au "Château Gaillard", à 1.800 mètres au nord de Thuillières.
Sur tout le parcours, de Serécourt au Château Gaillard, la voie est souvent construite en chaussée pouvant atteindre un mètre et plus d'élévation. Dans ma collection se trouvent plusieurs titres notariés du XVIIIe siècle et un état des "Lieux-dits" de Thuillières, dressé au XIXe, qui lui donnent toujours le nom caractéristique de "Haut chemin". Aujourd'hui encore les habitants de Thuillières et de Saint-Baslemont ne connaissent que sous cette dénomination la voie de Langres à Strasbourg .
Le point du territoire de Thuillières, où s'élevait jadis le château Gaillard, détruit en 1450, est un véritable carrefour de voies antiques. Au col des Clochettes, qui sépare le Gaillard du Démont , les voies de Grand à Escles et de Soulosse à Escles viennent se rejoindre pour couper obliquement la voie de Strasbourg.
A partir du Gaillard la route de Langres quitte définitivement les Faucilles pour continuer la direction du nord-est, tandis qu'au sortir du col des Clochettes, au point précis où la voie d'Escles embranche sur le "Chemin des Gentilshommes", les Faucilles fléchissent sensiblement au sud-est. Là se forme le noeud du Démont auquel s'accroche le premier anneau des Argonnes orientales .
Dès lors, quittant la voie d'Escles, la chaussée de Strasbourg entre sur le finage de Monthureux-le-Sec, laisse le village à un kilomètre et demi au sud en franchissant les Argonnes. Elle sépare les territoires de Monthureux et de Valleroy-le-Sec devant l'ancien château de Grésil, coupe à travers champs, en deux parties à peu près égales, le finage oriental de Valleroy, puis atteint, tantôt en plaine, tantôt en chaussée, la pointe méridionale de lui de Remoncourt . A cet endroit elle est rejointe par un tronçon, à peine reconnaissable, reliant de Sugènes la voie de Besançon à Metz à celle de Langres à Strasbourg.
Après avoir suivi, quelques cents mètres, la route de Darney à Mirecourt, la voie de Langres gagne Schamberg, passe aux Baumes, entre Rozerottes, Bazoilles d'ne part, et Rancourt d'autre part, suit le bois de Madecourt où elle est assez bien conservée. Sur les crêtes qui avoisinent le bassin de la Saule, elle suit plutôt le flanc méridional. En vue de Valleroy-aux-Saules qu'elle laisse à droite, elle descend la côte de la Vieille Eglise pour prendre en écharpe, aux approches d'Hymont, la voie de Luxeuil, Bains à Mirecourt et Vaudémont.
A l'est d'Hymont, le chemin de fer d'Epinal à Neufchâteau passe à cheval sur la route de Strasbourg qui s'engage, le long de la Saule, en pleine prairie. Elle traverse le Madon un peu en amont du moulin de Solinval , sur un pont dont on voyait encore les débris au commencement du XIXème siècle.
De là, par Vroville, laissant Villers à gauche et Ahéville à droite, la voie monte, en vue de Rabiémont -localité disparue- sur la Pitroye . L'espace de trois kilomètres, elle passe en forêt, se confondant la plupart du temps avec la route de Mirecourt à Charmes. Elle sort du bois en avant de Jorxey et rencontre presque aussitôt la voie de Corre, que j'étudierai tout à l'heure.
Sur quelques hectomètres les deux voies se mêlent et forment la route de Charmes en laissant Jorxey un peu à gauche ; mais au-dessus de Gugney-aux-Aulx, la route de Charmes s'allonge vers Ubexy, la voie de Corre continue sur les crêtes dans la direction du nord, tandis que celle de Langres descend derrière Gugney, qu'elle domine. Sur un parcours de deux kilomètres, notre voie de plusieurs mètres de largeur, tantôt en levée, tantôt au ras du sol, fait montre de son pavé en hérisson. Après avoir franchi la vallée du Colon au moulin de Gugney, elle escalade, en mauvais état de conservation, la Croisette de Ménil-Evaux et franchit le col entre Chalmont et le Tailleux, dit "la voie de Gugney" . Elle a été utilisée en partie par la Municipalité d'Evaux pour desservir le finage occidental du Ménil. Après avoir coupé une voie dont il va être question en note, la route de Strasbourg descend sur le Ménil, passe à travers la Creuse , traverse la vallée du Colmet, puis remonte et aboutit sur la crête de Beaucamp.
§ IV
A l'endroit précis dénommé "Le Buisson Angevel", territoire d'Evaux, section de Beaucamp, finage du Ménil, se concentre un remarquable réseau de voies romaines. Il n'y a pas lieu de s'en étonner, car le plateau de Beaucamp est l'emplacement d'une ancienne station, sinon gauloise, du moins gallo-romaine, dominant la vallée de la Moselle et plongeant sur celle du Colon. Les énorme épaulements et travaux avancés qui, à l'ouest, mais surtout à l'est et au nord-est, hérissent le plateau sous l'aspect d'immenses pierriers, les tumuli retrouvés au nord et dont plusieurs ont livré des armes, des monnaies du Haut-Empire, laissent croire que les Romains ont fait de cette position de premier ordre l'emplacement d'un castra stativa de fortes dimensions .
Quoi qu'il en soit, on trouve sur le plateau
de Beaucamp la voie de Langres s'accrochant à la voie d'Augst à
Metz. A ces deux artères viennent buter la voie dite "de Bourgogne"
, celle que l'appellerai "voie de Derbamont" , enfin la voie que Maud'heux
fait venir de Gircourt-les-Viéville .
Après avoir rencontré, à Beaucamp, la voie de Bâle
ou Augst à Metz, la voie de Langres à Strasbourg l'utilise jusqu'au
delà de l'Alaumont. Sa chaussée est assez bien conservée
sur le territoire d'Evaux, au finage de Rozières, avant d'entrer dans
les bois, mais tend à disparaître sous l'humus de la forêt.
On ne le retrouve qu'aux Templeries du bois des Etots, territoire septentrional
de Nomexy. C'est à cet endroit que quittant la voie de Bâle , celle
de Langres arrive à la Moselle en aval de Châtel, au gué
de Portieux, dit "Le Pas de Gugney".
A cet endroit on a découvert, au cours du XIXème siècle, un groupe équestre, porté par un monstre anguipède. Ce groupe est conservé au musée d'Epinal .
De la Moselle la voie remonte Sous-Fraize
par la Goutte du Pas de Gugney, non loin de la station antique, dite Châtel-Buzin
et des ruines des Châtelets, explorées en 1897 par les soins de
la Société d'Emulation des Vosges, sous la direction de M. l'abbé
Pierfitte, curé de Portieux. Avant d'entrer dans la forêt de Fraize,
elle coupe perpendiculairement une voie venant, dit-on, de Bayon , et gagnand
Destord d'une part et Arches d'autre part. Dans la forêt, la voie de Strasbourg
forme limite des territoires de Portieux et de Châtel jusqu'à l'intersection,
à l'orée des bois, avec celui de Moriville . A ce point précis
elle portait jadis le nom de "Chemin Saudrot", que nous lui retrouverons
aux environs de Rambervillers . Dès lors elle sert de chemin rural pour
le défruitement des campagnes de Moriville et montre en certains endroits
ses aqueducs pavés et sa chaussée souternue par des épaulement
muraillés. Après avoir coupé la route de Rambervillers
à Châtel, elle parvient sur le territoire nord de Hadigny pour
atteindre le finage de Bédon -le Trontigny de l'époque moyen âgeuse-
et bientôt pénétrer dans l'immense territoire qui dès
longtemps s'est appelé les Onzaines . Là, elle donne son nom au
pays qu'elle traverse. On y trouve en effet la région de la Haute Voie
et la section forestière de Farevoye .
La voie de Langres arrivait au nord des Rayeux de Padoux, où l'on a plusieurs
fois trouvé des monnaies romaines. A partir des Rayeux on perd trace
de la voie à travers les grands bois ; on ne la retrouve qu'entre Bult
et Vomécourt sur le Chemin des morts. A cet endroit elle reprend le nom
de " Chemin Saudrot " au " Saulnerot ". Elle passe à
quelque distance à l'orient de Vomécourt, poursuit sa ligne à
travers champs, arrive tantôt en chaussée, tantôt en creux,
au point où, sur la route d'Epinal, elle jette un rameau sur Destord
et Arches. Elle continue plus ou moins effacée à travers la campagne
pour gagner Blanchifontaine, où elle reparaît nettement, laisse
Rambervillers à l'ouest et coupe la route actuelle de Bruyères
par Autrey.
Sur la route de Saint-Dié elle oblique brusquement à l'est ; jusqu'à Jeanménil elle est utilisée par la route de la Colline des eaux, Nompatelize, Saint-Dié. Au sortir de Jeanménil on la retrouve dans le tracé de " la vieille route " par Haut de Chêne jusqu'au Haut du Bois. A ce point précis elle lance une branche importante dans le bassin de la Meurthe. C'est la voie que Jolibois indique dans la direction de Colmar par le Bonhomme. Au Haut-du-Bois il m'a été impossible jusqu'alors de reconnaître à travers forêt la voie de Strasbourg ; cependant il y a lieu de supposer qu'elle passait par le pic de Barrémont et gagnait la côte voisine de Rein-Châtel -dénommée actuellement Varin-Châtel - où l'on a cru découvrir une station romaine, garnie encore de quelques retranchements. De là, par la crête des montagnes, la voie devait aboutir à l'arête de Répy.
§ V
Cependant, selon quelques antiquaires - Bechstein de Strasbourg et Gravier , qui tous deux d'ailleurs s'en rapportent à Jollois , - la voie de Langres, à partir de Blanchifontaine, aurait, jusqu'à Répy, un tracé différent de celui que je viens d'indiquer. Leur sentiment ne manque pas d'attirer l'attention et d'avoir une réelle valeur, étant donné d'abord que, depuis le Haut-du-Bois, il est impossible de suivre la voie romaine jusqu'à la côte de Répy, ensuite étant donné, comme on le verra en note, que le titre de sainte Richarde, pour Etival, signale une " voie de Lestège " arrivant par les territoires de Bru et de Ménil. C'est pourquoi, abandonnait le tracé problématique par Barrémont et le Rein Châtel, je n'hésite pas à me rallier pleinement à la manière de voir de Bechstein et de Gravier, bien que le tracé précédent semble plus logique et plus direct. Mais, il faut bien le reconnaître, il y a au Haut-du-Bois, une lacune qui n'est pas comblée, tandis que la ligne dont je vais parler est ininterrompue de Blanchifontaine au camp romain de la Pierre d'Appel.
La voie de Strasbourg, après avoir détaché la voie du Bonhomme, à l'est de Rambervillers, continue donc le Chemin Saulnerot en séparant les territoires de Rambervillers et de Brù, laissant, à la ferme de la Jolotte , la ligne qui tend vers Deneuvre et Baccarat, elle suit par un chemin, encore actuellement fréquenté, les sommets nord de Brù et de Saint-Benoît, dont elle sépare les finages de ceux de Ménil-sur-Belvitte et de Sainte-Barbe. Elle traverse le bois d'Hertemeuche, descend à la Haie, remonte en forêt pour franchir les cotes 405, 409, 423, 431 et rejoindre, non loin de la Chipotte, la route de Rambervillers à Raon-l'Etape. Bientôt notre voie s'en sépare pour, par la cote 472, suivre l'arête de Répy et, sur les sommets boisés de Saint-Rémy et d'Etival, atteindre le vieux camp romain de la Pierre d'Appel.
J'ai retrouvé la voie de Strasbourg sur la crête de Répy aux " Chaudrons ou Cuveaux des fées ". De cet endroit où l'on remarque de forts éboulis, trahissant d'antiques constructions depuis longtemps ruinées, on la suit par la crête 529 l'espace de deux kilomètres environ, en remarquant à droite et à gauche des monceaux de moellons en désordre et l'on aboutit à l'entrée du profond retranchement qui fermait à cheval sur l'arête de la montagne le camp romain de la Pierre d'Appel à l'extrémité orientale de la côte de Répy
Ce camp est relié à la voie de Langres au moyen d'un chemin sortant du retranchement, par une échancrure, où certains érudits ont voulu reconnaître la " porte décumane ". La voie ne touche donc pas immédiatement au camp ; utilisant quelque peu une voie venant de Saint-Dié, appelée au moyen âge " Voie de Strais ou de Strasse " et gagnant Thiaville, notre voie de Strasbourg descend à pic dans l'enfoncement dominé par la Roche de Corbeaux et aboutit aux " Chatelles " , puis oblique brusquement à l'est pour franchir la Meurthe près de Saint-Blaise .
De Rambervillers au Donon, plusieurs antiquaires se sont absolument égarés lorsqu'ils ont voulu jalonner leur voie ; les uns -c'est le plus grand nombre- lui font décrire une immense courbe par Deneuvre et Baccarat pour lui faire remonter, jusqu'en vue de Thiaville, la vallée de la Meurthe, la conduire, à travers la montagne, derrière Beauregard et rejoindre la vallée de la Plaine en face de l'ancien Vézeval, non loin de La Trouche. Ces archéologues ont pris pour la voie de Strasbourg deux voies absolument distinctes. De la Jolotte, près de Rambervillers, à Baccarat, ils ont suivi le Chemin Saulnerot, qui n'est pas du tout la voie de Strasbourg, mais un secteur reliant deux grands artères. De Baccarat à Vézeval ils ont pris en plus la " Via Sarmatorum " que les titres moyenâgeux ont dénommée " Via Salinatorum " ou encore " Via Salinaria " enfin " Voie Saulnerelle ". Cette dernière n'est autre que la voie de Metz à Schlestadt .
D'autres érudits sont tombés dans une erreur plus grande encore quand il leur a fallu signaler notre voie, de la Trouche au Donon ; ils l'on fait passer dans la vallée de la Plaine à tout hasard. Maud'heux nous dit : " Aucun document ne la signale comme ayant été pavée dans les Vosges " , et Bechstein ajoute : " Elle commençait sans doute à la plateforme du Donon, où elle rencontrait les routes précédentes (Donon-Sarrebourg ; Donon-Tarquinpol et Donon-Strasbourg) et suivait ensuite la Plaine jusqu'à son confluent avec la Meurthe à Raon-l'Etape, sur la rive gauche. Schoeplin parle de cette route dont les traces sont entièrement disparues, attendu qu'elle a servi au tracé de la nouvelle route, à partir de Raon-sur-Plaine. " En note Bechstein en réfère aux Antiquités du département des Vosges de Jollois. Toutefois les indications de Jollois ne satisfont nullement Bechstein, car il pose ailleurs ce principe à peu près invariable, comme chacun sait : " Si l'on tient compte cependant, dit-il, de l'habitude qu'avaient les Romains de construire leurs routes aussi droites que possible, dans la mesure où le permettaient les accidents de terrain, en évitant les vallées étroites et en suivant les hauteurs -principe qui ne les faisait pas reculer devant des rampes considérables que l'on aurait aujourd'hui grand soin d'éviter ", ce n'est pas dans l'étroite vallée de la Plaine qu'il faudrait chercher la continuation de la voie de Langres à Strasbourg
Ce principe, en effet, tout élémentaire, aurait dû porter les amateurs du passé à chercher ailleurs que dans le fond d'une vallée resserrée, une voie qu'ils n'y ont pas trouvée, mais qu'ils ont voulu y deviner. Ils l'auraient rencontrée où elle est réellement " suivant les hauteurs ". Ils auraient pu découvrir qu'au moyen-âge elle a été signalée, et qu'elle a gardé de nos jours un nom de guerre tel que le moyen-âge en a donné à bon nombre de voies antiques.
Dans une excellente étude sur la géographie ancienne du Ban de Senones Louis JOUVE publie une carte où se trouve indiqué un chemin, montant en vue de Vézeval -localité disparue remplacée par La Trouche- et aboutissant à l'est de Chavré ; c'est un fragment de la " Strata Sarmatorum ", mais ce chemin, signalé par L. JOUVE, poursuit par " le plain des montagnes " pour arriver au lac de la Meix. Cette fois c'est bien la voie de Langres à Strasbourg. On le nommait au XVIème siècle " Le Chemin d'Agron " , au Xxe, il s'appelle " Chemin des Bannes ".
§ VI
La voie de Langres, ai-je dit, après avoir franchi la Meurthe vers Saint-Blaise, grimpe au midi de Chavré pour trouver le " Chemin de la République " , puis prenant " le chemin d'Agron " s'engage en forêt et suit " le plain des montagnes " par les crêtes séparant le bassin de la Plaine de ceux de Ravine et du Rabodeau. Elle escaladait le Haut de la Vierge, Pierre piquée, le Grand brocard, le Saint Grim, le Haut du Bon Dieu, passe à deux cents mètres de La Meix, touche la ferme de Prayez et rejoint, un kilomètre plus loin, la voie des crêtes greffée, à la borne milliaire, entre Grandrupt et Saales, sur la " Strata Sarmatorum ".
En arrière de Prayez, la voie de Strasbourg, mêlée à la voie des crêtes vosgiennes, franchit la frontière franco-allemande et, remontant brusquement sur le nord, elle grimpe la Corbeille, suit les sommets jusqu'au plateau du Donon. Depuis la montagne d'Agron jusqu'à Prayez, notre voie formait à peu près la limite septentrionale du ban de Senones au VII siècle et même au Xe .
Le chemin d'Agron, sur tout le sommet des montagnes, se nomme aujourd'hui " Chemin des bannes ou bennes ", parce que, au moyen-âge, les rouliers ne suivaient pas d'autre voie pour charrier les bennes de charbon nécessaires aux forges des minières de Framont.
Au plateau du Donon la voie de Langres longe le flanc occidental du Grand Donon et rencontre en avant du Petit Donon les deux voies venant, l'une de Sarrebourg et l'autre, dite " Chemin des Allemands ", arrivant de Decempagi ou Tarquinpol. Ces voies forment un carrefour sur lequel se trouvait une borne milliaire, reconnue comme telle en 1869, entre les deux Donons .
Dès lors la voie de Strasbourg oblique à l'est, passe entre les deux montagnes et se dirige sur la vallée de la Bruche par les versants ouest et sud du Kohlberg. Arrivée au versant oriental, elle traverse le dos de la montagne et, par une pente assez raide, arrive au village de Wisches, où l'on a mis à nu les restes d'un ancien pavage, " qui semble assez étroit, mais bien aménagé. " La voie descend alors la vallée de la Bruche. On l'a retrouvée à Dinscheim et Dorlisheim, en amont et en aval de mutzig et à Altdorf. En avant de Strasbourg, elle rejoint près de Könighofen les grandes voies militaires de Helvétus et de Saverne, signalées par le graphique de Peutinger.
Comme je n'ai point parcouru le tracé de la voie de Langres entre le Donon et Könighofen, je me suis servi, pour le jalonner, des indications de Bechstein. Cette voie du Donon à Strasbourg a déjà été rapportée par Schoeplin sous le nom populaire de " Chemin des Sarrrasins ". C'est aussi sous cette dénomination qu'elle est signalée dans un partage du comté de Salm de l'an 1598 . D'autre part, la voie de Strasbourg se trouve marquée aux environs du Donon par Childéric II, vers 664, et aussi en mêmes termes par Othon Ier en 949. Nous lisons dans ces diplômes que la limite des concessions de Childéric à Saint Gondelbert, sur la crête des montagnes, s'arrête " inter duas stratas ", c'est-à-dire, près de Prayez, entre les deux voies de Langres à Strasbourg et de Decempagi (Tarquinpol) à Saales .
Voici d'ailleurs le fragment de Childéric II, qui nous intéresse " Nous concédons, dit le roi, au monastère dénommé Senones, qu'il vient de bâtir, tout ce que le seigneur Gondelbert a fait dans les Vosges, avec notre permission, sur le Rabodeau, les Grandrupt, la Grande Goutte, selon les bornes, marches, limites et confins suivants : Prèle, la Ravine, jusqu'au faîte des Chaumes, de plus le milieu de la montagne et Sèche Fontaine, entre les deux voies, jusqu'à la Bruche "
Ces deux voies sont connues, je viens de la préciser. Entre les deux, à partir des Hautes Chaumes " summas campanias ", se trouve le Milieu de la montagne " Medium montem " de Prayez au Donon et Sèche Fontaine, et de là enfin tout le territoire jusqu'à la Bruche.
Ce n'est donc pas au fond de la vallée de la Plaine qu'il faut chercher la voie de Langres à Strasbourg, mais bien, suivant le titre de 1328, sur le chemin " qui vait par le plain des montagnes ", qu'on appelait alors " Chemin d'Agron " et qui maintenant est connu sour le nom de " Chemin des basses ".
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CHAPITRE III
Observations au sujet de la voie de Langres à Strasbourg
La voie de Metz à Schlestadt portait le nom de " Strata Sarmatorum " ; quel était celui de la grande artère de Langres à Strasbourg ? Aucun titre ancien ne nous l'apprend. Ce que je sais, c'est que le moyen-âge n'a guère eu d'autre voierie que celle des Romains, plus ou moins entretenue par les Mérovingiens, et qu'il a donné des noms particuliers à quelques fragments de la voie que je viens d'étudier. Ces dénominations ont été empruntées à la position topographique de la voie elle-même ; plus souvent elles viennent du trafic autrefois accompli sur son parcours ou même simplement des localités qu'elle traverse.
L'auteur d'une notice sur Dammartin (Haute-Marne) confirme ce que j'ai dit de notre voie d'après Cassini et nous apprend comment elle est désignée par les habitants du pays. " Le territoire de Dammartin, dit-il, conserve des vestiges de la chaussée romaine de Langres au Rhin. Ce chemin avait sa direction par Neuilly, Récourt, sur les territoires desquels il est bien conservé ; par Avrecourt, Dammartin, où chaque habitant peut parler de ses vestiges encore à découvert ou souvent heurtés par la charrue. Il reparaît au-delà du hameau de Malroy sous le nom de " Haut chemin ". Nous contredisons ici quelques auteurs qui indiquent le tracé de cette voie par Andilly, Rançonnières Nous avons de bonnes raisons de croire que cette dernière direction n'était qu'un embranchement " .
Voici d'ailleurs les quelques dénominations que j'ai recueillies sur le trajet de la voie de Langres à Strasbourg.
Près de Parnot, à Lamarche elle porte le nom de " Voie romaine " ; à Thuillières et dans les pays d'alentour elle est connue comme " Haut chemin " ; à Hadigny elle est appelée la " Haute voie " ; aux environs de Châtel et d'Etival, la " Vieille voie ". Par contre, à Viviers-le-Gras on la nomme " Voie de Grésil " ; à la Croisette d'Evaux elle se dit " Voie de Gugney " ; au gué de la Moselle et sous Fraize, " Le Pas de Gugney " . Dans les environs de Moriville et de Rambervilliers elle est nommée " Chemin Sondrot ou Saulnerot " ; sur les crêtes de la Plaine elle est dite " Chemin des Bannes ", et en Alsace d'est le " Chemin des Sarrasins ou des Payens ". Enfin près de Blanchifontaine, elle se nommait en 1822 " La malchaussée " ou la mauvaise chaussée. Son état de dégradation, déjà à cette époque, lui avait valu ce surnom et l'avait infligé aux campagnes environnantes : " lieudit, La malchaussée " .
Les appellations provenant de l'usage des voies romaines n'étaient pas un fait isolé, spécial à la levée de Langres. Ainsi la voie de Lyon-Besançon-Metz porte à Saint-Baslemont et à Vittel le nom de " Chemin des bourriques " parce qu'elle était surtout fréquentée par les colporteurs qui, à dos d'âne, écoulaient les produits des verreries de Belrupt et de la forêt de Darney. De même la voie des Sarmates s'appela " Voie des Saulniers ou Voie Salnerelle " pour la raison que les saulniers écoulaient par cette route les sels lorrains sur l'Alsace. Et sur cette voie nous trouvons la ferme des Salines , le bourg de Saales, la côte de la Salcé.
Dès lors on comprend que la voie de Strasbourg se soit appelée " Chemin Saulnerot " de Moriville à Rambervillers ; les saulniers la suivaient aussi pour gagner la Franche-Comté. On voit également comment, sur le ban de Senones, notre voie, qui d'abord s'y était nommée " Chemin d'Agron, " parce qu'elle s'amorce sur la voie qui franchit la montagne d'Agron, est devenue " Chemin des Bannes. " Les charbonniers la pratiquaient pour conduire leurs bennes de charbon aux anciennes forges de Framont.
En Alsace -pays où la foi a toujours été vigoureuse- toute construction antérieure au christianisme est flétrie d'un nom méprisant ; au moyen-âge, rien n'était digne de mépris comme le paganisme ou l'islamisme, c'est pourquoi le mur cyclopéen de Hohenbourg a été stigmatisé " Mur des payens " ; c'est pourquoi notre voie a été flétrie par l'appellation " Chemin des Sarrasins ", ce qui, dans le langage du pays, assure Bechstein, veut dire : " chemin des payens ou des bohémiens ".
Enfin, un mot sur la structure de la voie de Langres à Strasbourg. Cette voie n'est pas de construction uniforme. En bien des lieux il est difficile de l'étudier ; elle présente des lacunes considérables ; souvent elle est rompue, défoncée ; quelquefois aussi elle a été défrichée, mise en culture ; tout au plus peut-on alors la suivre à la traînée de pierrailles à travers la campagne. En plusieurs endroits elle est recouverte d'une légère couche d'humus ; mais ses hérissons subsistent et ne permettent pas à la charrue de mordre sur le pavage qu'elle a conservé. Cependant, s'il y a des lacunes importantes, il faut reconnaître qu'elle offre de nombreux et fort beaux fragments qui permettent d'en dresser la carte et laissent la possibilité d'examiner sérieusement sa structure.
Aux abords de Serécourt, Morizécourt et jusqu'au delà de Thuillières, la voie a généralement conservé quatre à cinq mètres de largeur, quand elle n'est pas utilisée par l'ancienne route de Bourbonne à Mirecourt, et, suivant les inflexions du sol, un mètre et plus de relief sur les terrains en contrebas à droite ou à gauche. Sur les Faucilles, quand elle n'a pas été absorbée par la voierie moderne, elle sert à défruiter les campagnes. Entre Saint-Baslemont et Thuillières la chaussée est au ras du sol sur le côté nord, mais possède au midi un contrebas d'un mètre environ ; les mêmes détails se constatent en avant de Gugney-aux-Aulx. Ailleurs, comme sur certaines parties du finage de Valleroy-le-Sec, la voie s'est effilochée, a subi de forts empiétements de la part des terrains en culture, jusqu'à se voir réduite en un simple sentier.
Entre Ahéville et l'ancien Rabiémont, dans sa montée sur la Pitroie, elle est plutôt encaissée, tandis que la descente sur le moulin de Gugney-aux-Aulx nous la livre d'un côté au ras du sol et de l'autre avec un contre-haut assez important. Il en est de même dans la coupure buissonneuse par laquelle elle arrive à Ménil-Evaux.
Lorsqu'elle est absorbée par les routes déclassées ou reconnues de la voierie contemporaine, notre voie a gardé sa largeur et bénéficié des empierrements réglementaires, à travers lesquels cependant elle laisse percer son pavage antérieur. Mais au milieu des campagnes, parfois elle s'est déplacée de quelques mètres ; on le constate, par exemple, au Tractayïs, au-dessus de Thuillières. Comme chemin d'exploitation rurale, elle a souvent perdu sa substruction primitive ; ses pavés ont fait place à des fondrières. C'est ce qu'on remarque sur la montée de la Croisette, entre Gugney-aux-Aulx et le Ménil. Par contre, sous Beaucamp, où elle se confond avec la voie de Bâle, elle a gardé sa levée à peu près intacte en élévation, sinon en largeur.
Lorsqu'elle s'engage en forêt, comme entre Rozerottes et Rancourt, sur les crêtes de Schamberg ; au-dessus d'Etival, sur la crête de Répy ; aux environs du lac de La Meix, etc., il n'est pas toujours facile de la suivre, sinon la pioche à la main. Une couche de terre plus ou moins épaisse, ou de détritus végétaux, en recouvre le pavage souvent rompu. Enfin, quand elle traverse les vallées du Madon, de la Moselle et de la Meurthe, on ne la suit plus à la trace ; le gazon l'a complètement recouverte ; on l'a quittée sur l'une des rives de la prairie, il n'est possible de la retrouver que sur l'autre rive.
Derrière Gugney-aux-Aulx, je n'ai remarqué, dans la facture de la voie, que la pierre debout, sans assise ni couronnement de pierrailles . A Thuillières, au contraire, sur le col de Frangéville, pour franchir l'ancien retranchement gaulois du Tractayïs, sous la pierre concassée, il y a deux rangées de pierres superposées, inclinées en sens inverse, selon l'axe de la route .
Il est à croire que les ingénieurs romains variaient la facture d'une même voie suivant la solidité du terrain, la fatigue que la voie devait supporter, les accidents qu'elle devait vaincre sur son passage . Ainsi, après avoir comblé la partie supérieure du large et profond retranchement du Tractayïs, les ingénieurs romains ont cru devoir affermir la voie en cet endroit par une structure plus forte. C'est pourquoi ils ont établi comme assises deux rangées de pierres superposées ; de plus, ils les ont réticulés en les inclinant alternativement, non dans le sens de la largeur, mais dans la direction de la voie .
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CHAPITRE IV
Voie de Corre à Charmes
La voie de Corre (Haute-Saône) à
Charmes (Vosges) est un pur embranchement d'une grande ligne de la voie romaine
allant de Lyon, Besançon à Metz. Cette voie, comme celle de Langres,
a fait commettre aux auteurs vosgiens plus d'une méprise. Et d'abord
elle ne part de Corre et n'aboutit à Charmes qu'en prolongement, grâce
à une foule de tronçons la reliant à toutes les ramifications
d'un réseau complet.
Loin d'offrir à l'exploitation une piste générale à peu près conservée, comme la voie précédente, celle-ci ne se retrouve qu'e fragmentée ; mais ces fragments peuvent du moins en jalonner la direction et les lignes générales. Sa destruction plus accélérée vient peut-être de ce qu'elle a été moins utilisée par la voierie actuelle, ou bien de ce qu'elle reliait des centres qui, à travers les âges, ont perdu l'importance acquise pendant la période romaine .
Les jalons de cette voie, je vais essayer de les planter entre Corre et Charmes, soit d'après mes propres constatations, soit d'après de sérieuses références. Auparavant il faut citer ce qu'en a dit l'auteur des Antiquités du département des Vosges. Après avoir suivi assez exactement la voie de Corre à Charmes, dans la traversée du département de la Haute-Saône, Jollois lui donne une fausse direction entre Passavant et Ville-sur-Illon. Jusqu'à Escles il l'a confond avec la voie de Corre à Baccarat. Mais laissons lui la parole.
De Passavant la voie "passe au-dessus de la ferme Thomas, où l'on voit encore des vestiges, et pénètre dans la forêt au-dessous de la verrerie de la Planchotte. Là elle est entièrement à découvert. Elle descend du canton de Bellevue, dans lequel on la distingue parfaitement, sur le ruisseau au-dessus du moulin Robert. Elle traverse le canton Sainte-Marie, monte au-dessus d'Hennezel, entre le Torchon et Clairefontaine, franchit le ruisseau de la Pile, sort de la forêt, se dirige au milieu des Pagnis (sic), -lisez : Paquis- longe le bois communal d'Escles, une partie du village de ce nom, et coupe obliquement la route de Mirecourt à Bains. A la sortie d'Escles, la voie romaine traverse le Madon, puis le bois d'Escles dans la direction de Ville-sur-Illon .
De Ville, la voie romaine se prolonge à l'ouest de Lamerey, près de Dompaire ; on en retrouve quelques traces sur le territoire de Bousemont Après l'avoir traversé, elle s'étend sur les territoires de Vaubexy et de Gugney. Elle paraît alors se diriger sur Florémont et atteindre la Moselle au-dessous de Charmes, où elle rejoint la voie de Bâle à Metz".
§ I
Les auteurs de l'Histoire de Jonvelle ont étudié soigneusement
notre voie dans son parcours sur la Haute-Saône, je ne puis mieux faire
que de citer :
"La route de Besançon à Langres par Seveux jetait à Oiselay un rameau vers le nord, c'était la route des Vosges. Elle arrivait à Scey-sur-Saône par Frétigney, Vyle-Ferroux et Bucey ; à la sortie de ce bourg, dans le canton appelé Pérouse , elle suivait le tracé de la route actuelle sur un parcours de deux kilomètres, laissant à gauche Neuvelle (Noval Villa), passait devant le retranchement de Chatey (Castellum), sur le territoire de Combeaufontaine et traversait le bois d'Arbecey et de Purgerot , au milieu des monuments celtiques de Creuseil Après avoir côtoyé le plateau de Saint-Jan-d'Anrosey, cette voie laisse à droite le retranchement de Châtelard traverse les territoires de Gesincourt et d'Aboncourt et arrive à la Saône devant Baulay
"En quittant la Saône la voie pénètre dans les bois de Baulay et de Buffignécourt, appelés les Brosses, passe à trois cents mètres de Contréglise , gagne les fermes de Grange Rouge et de Villars et arrive à Corre . Au sortir de ce village, près du cimetière gallo-romain, elle entre dans les Perrières où elle sert de limite aux bois de Demangevelle et de Vougécourt, passe à la ferme de la Nava, et à Passavant dont elle traverse la forêt, au pied du Mont Parron et du retranchement appelé le Haut de Langres " .
Du Mont Parron, notre voie n'est pas seulement à destination de Charmes, mais elle sert encore à l'embranchement de Corres, Escles, Arche "s, Destord, Deneuvre, et surtout elle est la grande ligne qui, de Besançon par Relanges, Sugènes, Mirecourt, gagne le camp d'Afrique près de Ludres, et va tomber près de Nancy sur la voie de Bâle à Metz.
En vue de la Rochère-Passavant, elle entre dans les Vosges par les bois de Martinvelle ; à la frontière du département, dans " les bois de Vougécourt ", elle jette à droite le rameau que Maud'heux nomme d'Escles à Corre ; lisez de Corre à Deneuvre et Baccarat
Dans les bois de Martinvelle la voie de Corre à Charmes, utilisée par le régime forestier, laisse les antiquaires hésitants. Généralement ils la font passer, à tout hasard, en amont de Monthureux-sur-Saône . Ils semblent la prendre au passage de la Saône, en aval de la cense du Hubert. Là elle se confondrait avec la voie de Langres à Arches ; on la suit au bois de la Mause où elle a gardé le nom de " Chemin de Charlemagne " ; elle laisse des traces à l'est du bois de La Voivre et coupe la route actuelle de Monthureux à Darney, au Cras d'Attigny, pour atteindre la ferme du Vilémont. A cet endroit parsemé d'épaves romaines, la voie s'affirme de nouveau avec un imposant cortège de mardelles celtiques. Sans se dissimuler précisément, elle se dérobe un instant, puis contourne le Cras d'Attigny, atteint à un kilomètre plus au nord la voie de Bleurville à Escles . Mais auparavant elle a jeté vers le plein nord la grande artère, Lyon-Besançon à Metz par le Camp d'Afrique . A partir du Vilémont, la voie de Corre à Charmes, mêlée, depuis plusieurs hectomètres déjà, à la voie de Bourbonne à Arches, s'oriente à l'est et rejoint en vue de la Grange Bâtin la voie de Bleurville à Darney, pour entrer dans cette dernière localité par le faubourg de Monthureux ; elle monte près du champ de foire et s'élance à travers le faubourg Stanislas.
§ II
Tel serait à peu près, d'après les archéologues,
le tracé de la voie de Corre à Charmes, sur les rives de la Saône.
A mon avis ils se sont égarés, parce qu'il y a dans le tracé
susmentionné un détour considérable peu compatible avec
la ligne droite adoptée par les voyers romains, parce qu'ensuite on trouve
une voie de facture romaine pour le moins aussi certaine que celle qui vient
d'être relevée. Ce qu'on a pris pour la voie Charmes, à
partir des bois de Martinvelle, n'est, à peu de chose près, que
la continuation, jusqu'au Vilémont, de la voie de Besançon à
Metz et, du Vilémont à l'entrée de Darney, que le prolongement
de la voie de Langres à Arches.
La voie de Charmes, au contraire, après avoir quitté la voie de Metz, arrive dans le " Bois de Vougécourt " jusqu'à la limite de la Haute-Saône et des Vosges, lance la voie de Corre à Arches par la Planchotte, la Pile, Vioménil, puis se dirige sur la Sybille, passe à côté du vallum de Chatillon-sur-Droiteval, descend à Senenne, remonte la côte, descend sous le chemin de fer, gagne la vallée de la Saône, traverse et monte Attigny et arrive à Darney par le faubourg de Monthureux.
Un titre de Liétard de Darney, du 5 juin 1227, en faveur de Droiteval, fixe pour point de départ de sa donation de la Blanche Côte le ruisseau de Horses, à partir de la voie d'Attigny : " Inter rivum de Horses a vià Attigneii, per dictum rivum, ad fontem Sybillae " Ce tracé, en plus de cette indication précieuse, a l'avantage de tenir la ligne droite, du sud au nord jusqu'à Esley et surtout n'est pas sans montrer de nombreuses traces de facture romaine.
A peine entrée à Darney par le faubourg de Monthureux, la voie de Charmes quitte la voie d'Escles et Arches pour s'élancer à travers le faubourg de Stanislas et gagner le finage nord-ouest de Bonvillet, sous le nom de " Creuse voie ". Elle remonte ensuite sur le flanc oriental la vallée de la Saônette, entre le bois de la Chapelle, où elle coupe la tranchée de Relanges à Dombasle, près de la station romaine dite " La tombe du grand Pacha ". Sans toucher au territoire de Dombasle, elle écorne le finage sud-ouest de Senonges , puis à travers le bois, arrive à la " borne de France ", territoire sud-est de Monthureux-le-Sec. Elle n'est pas sans laisser des traces dans la tranchée des " Grands bois d'Esley " qu'elle coupe. De là elle parcourt, sur toute sa longueur, le bois affouagiste de Monthureux-le-Sec, qui garde le nom significatif de la " Voie de pierres ". Enfin elle sort à la pointe de la Voivre, en vue d'Esley, pour se confondre, l'espace de plusieurs kilomètres, avec le prolongement des voies de Grand et Soulosses à Escles.
A partir d'Esley dont elle coupe le finage sud , elle court droit au Bois de curé, suit à peu près la limite des territoires de Valfroicourt, Frenois et Dommartin, Sans-Vallois, les Vallois , en obliquant sur cette dernière localité où elle se sépare de la voie de Soulosse et Grand à Escles. Ce dernier tronçon descend devant l'église des Vallois pour atteindre Lerrain et courir sur Escles, le Void d'Escles, à la rencontre de la voie de Corre à Arches. La voie de Charmes au contraire, poursuit sur le Madon qu'elle traverse au moulin de Faret .
Sur la rive droite du Madon, en avant de la tranchée de Pierrefitte, elle montre des traces remarquables ; par travers champs elle aboutit à Pierrefitte où elle coupe la voie de Lure-Luxeuil-Bains-Mirecourt-Vaudémont . Après avoir fait " quatre chemins " avec cette dernière voie, celle de Charmes grimpe à travers campagne derrière Pierrefitte et arrive à Ville-sur-Illon, pour ne pas dire Dommartin-les-Ville .
A l'issue de Dommartin , sous forme de chemin d'exploitation, la voie de Charmes pénètre en pleine campagne par la côte 382 jusqu'à la côte 391. A ce point elle fléchit vers le nord-est et arrive à Madone pour s'avancer à quelques hectomètres de la station gallo-romaine de Lamerey. Par la côte 346 elle court sur le Bois banni pour atteindre le Haut Fays. Au bas du Haut Fays un rameau se détache au point précis nommé la " voie de Châtel " . La voie de Charmes traverse le Haut des Fougs de Bouzemont. Non loin de la voie se dressait la borne saint Boson que Voulot prétend être un monument druidique et qui ne serait peut-être autre chose qu'une ancienne borne militaire ; à l'entour on a découvert et exploré de nombreux tumuli . Notre voie servira désormais de chemin de défruitement. Elle traverse les champs de Derbamont, pénètre dans les bois non loin de la ferme remiremontaise de Gosselancourt, pour se souder au-dessus de Gugney-aux-Auls, en vue de Jorxey, à la voie de Langres à Strasbourg qu'elle suit sur un espace assez restreint du reste.
Elle poursuit ensuite sa course sur le territoire supérieur de Gugney. On la suit très facilement sur la crête entre Rapey, Bouxurulles d'un côté, Ubexy, Brantigny de l'autre. Elle coupe la vieille route de Mirecourt, descend sur Rugney , débouche au sud-ouest de Florémont, pour, par la vieille route, aboutir en aval de Charmes sur la voie de Bâle à Metz
CHAPITRE V
Conclusion
En donnant les grandes lignes des deux voies
romaines précédentes ; en jetant quelques jalons sur les diverses
branches qu'elles rencontrent ou coupent au passage ; en signalant même
quelques erreurs ou quelques fausses pistes précédemment admises
par la plupart des écrivains vosgiens, je n'émets pas prétention
d'infaillibilité. Nombre de détails, surtout sur la voie de Corre,
demandent peut-être rectifications ou éclaircissements. Des recherches
postérieures amèneront sans doute des découvertes capables
de jeter la lumière sur certains points obscurs ou sur un jalonnement
insuffisant. Rectifications, découvertes, recherches et éclaircissements,
je serais heureux de les avoir provoqués en attirant l'attention d'intrépides
travailleurs sur la voierie romaine à travers les Vosges ; car, dans
la présente étude, je n'ai eu d'autre objectif que de serrer de
plus près les indications trop vagues fournies jusqu'alors au sujet de
la voie de Strasbourg et de celle de Corre à Charmes.
Somme toute la topographie de la voierie romaine à travers les Vosges n'est pas faite ; la région n'a pas été suffisamment explorée. Et cependant quel riche champ d'étude ! Le Haut-empire en effet a jeté sur notre sol vosgien tout un réseau , à mailles serrées, de voies antiques. La montagne est moins riche que la plaine, elle ne possède guère que les grandes artères indispensables pour relier les chefs-lieux des tribus gauloises entre eux. Mais de la Moselle à la Meuse et à la Saône, on rencontre partout la facture romaine sur la plupart des vieux chemins. Il serait intéressant de suivre la trame de ce filet et d'en rattacher les mailles vosgiennes aux chaînes voisines dont les extrémités viennent buter à la frontière méridionale, occidentale et septentionale de notre département. On verrait peut-être avec quel soin les quatuorviri curandarum viarum facilitèrent la circulation, non pas seulement aux grands services publics établis entre les diverses provinces de l'empire, mais encore aux manants et colons des moindres pagi, des agglomérations les plus reculées.
Si jamais on dresse la carte de la voierie romaine dans les Vosges, elle ne sera vraiment exacte que si elle est tracée sur place et jalonnée ne varietur par des amateurs locaux, familiarisés avec la topographie, travaillant par eux-mêmes, appréciant de visu, parcourant la contrée par monts et par vaux, la pioche à la main et le cadastre de chaque commune sous les yeux. Il ne sera pas non plus inutile de tenir compte des traditions locales, des vieilles expressions, employées pour désigner certains lieux-dits et de tout contrôler au moyen des antiques pieds-terriers, des anciens états de la voierie, des vieux actes notariés, gisant dans la poussière des greniers. Les diplômes des temps féodaux et les chartes des archives publiques, les actes notariés doivent apporter un appoint considérable au chercheur soucieux de l'exactitude. Enfin les monographies locales déjà parues, quand elles sont soigneusement faites, peuvent faciliter les recherches et donner lieu au redressement des écarts toujours possibles.
Il ne faut donc pas se contenter, comme on l'a fait trop souvent jusqu'alors, d'opérer un jalonnement sommaire, partant trop fantaisiste, au juger, simplement soupçonné d'après l'existence de tel groupe de tumuli, de tel amas de tuiles à rebord ou de telle direction approximative vers un point plus ou moins préhistorique.
L'ABBE IDOUX
Professeur à l'Institution Sainte-Marie de Rambervillers